Le Sabre de Neige – Extrait

PARTIE 1 : Printemps
Chapitre 1 :
Le Chasseur

« C’était un lac tranquille couvé par l’aurore.

Un grand héron blanc se détacha de l’ombre des arbres, s’avança lentement sur les eaux scintillantes et ne s’immobilisa que pour scruter la surface d’un œil sage et patient. Ses pattes de roseaux frémirent et, d’un coup précis, il plongea son bec dans l’eau. Il le ressortit, vainqueur, au travers d’un petit poisson gris.

Tapi dans les hautes herbes sur la rive d’en face, Isao retint son souffle. Pour une fois, le héron ne décelait pas sa présence. Aujourd’hui, il avait enfin réussi à catalyser son Ki et le modeler à sa guise. Il eut envie de crier victoire, mais il se retint à temps. La mission du jour n’était pas terminée. Il ne fallait pas tout gâcher, si près du but.

Ne pas se précipiter.

Il portait ce jour-là une tenue dans les tons bruns passe-partout, qui permettait de le camoufler aisément : un pantalon-jupe, un hakama, noué par une ceinture obi assortie, avec un fin coutelas dans sa gaine de cuir. La veste, un keikogi dans les mêmes nuances, cintrait son buste svelte, en laissant deviner ses muscles fins et secs.

L’an prochain, il aurait vingt ans. Ses joues encore pleines et ses grands yeux de biche témoignaient de cet instant charnière à l’orée de l’âge adulte. Sa bouche charnue formait une moue boudeuse lorsqu’il réfléchissait.

Rester aux carrefours des possibilités.

Il ferma les yeux et se concentra de nouveau sur les vibrations de l’air et du sol. Le clapotis de l’eau. Le bruissement feutré des arbres. Les insectes de la nuit qui s’en allaient dormir, laissant la place à ceux du jour. Quelques grenouilles qui fuyaient tandis que le héron s’enfonçait un peu plus loin dans le lac. C’était le moment qu’Isao attendait. Gardant l’esprit fixé sur son Ki, il se rétracta avec précaution. Il se déplaça, accroupi, en contrôlant chaque geste et chaque son.

Ne rien forcer. Laisser venir…

La même litanie tournait dans sa tête, à tel point qu’il se demanda si le héron n’allait pas finir par l’entendre résonner, lui aussi. Il essaya de ne plus y penser. Faire le vide. Et, dans ce vide blanc qu’il parvint à créer dans son mental, un arbre surgit soudain. Il était enfoncé dans la terre aqueuse de la rive. Ses branches tordues et boursouflées bourgeonnaient à peine. Là se trouvait le nid. Une petite couronne de brindilles et de rameaux bruns avec, en son cœur, trois œufs d’un joli bleu pâle. Le jeune homme sourit et, très délicatement, tendit la main pour prendre l’un d’eux.

Quant au héron, il poursuivait sa quête de nourriture au loin dans le lac et ne lui prêtait aucune attention. Cette fois, Isao s’était surpassé. Son Ki infusait en lui, aussi paisible que les eaux miroitantes. Alors… pourquoi hésitait-il ? Ses doigts s’étaient arrêtés à quelques centimètres des œufs. Il pouvait les saisir un par un et les cacher dans la manche de son keikogi. Puis il retournerait à l’ermitage pour rapporter à son maître, le Héron Blanc, les œufs de son oiseau totem. Isao n’avait jamais été si proche de saisir son trophée, après une continuité d’échecs cuisants, des nuits blanches passées à se fondre dans les hautes herbes, à guetter les bruits et les silences, à se faire minuscule, insignifiant, et pourtant élémentaire au grand cosmos. Grâce à son Ki.

Tous les êtres humains possédaient un Ki. Cependant, en prendre conscience et réussir à le contrôler selon sa volonté impliquait une grande force intérieure ainsi qu’une profonde connaissance des préceptes sacrés. Isao s’était entraîné dur en continu pendant des années afin d’apprendre à maîtriser le sien. Pour un kenshi, il ne s’agissait que du début de son chemin spirituel sur la Voie. En réussissant à moduler son Ki, un kenshi pouvait transcender la forme brute de l’escrime et décupler non seulement son énergie mais aussi chaque mouvement, chaque posture, et ainsi entrer dans une harmonie totale avec son sabre. Disciple d’un grand shihan tel que le Héron Blanc, Isao était plus qu’impatient d’en arriver à ce niveau. Oui… et pourtant, alors qu’il tendait les doigts vers le nid d’œufs bleutés, quelque chose l’arrêta.

Il jeta un regard au héron, qui marchait toujours avec beauté sur les eaux désormais étincelantes et rouges.

Non. Je ne peux pas.

Aussi souple qu’un serpent, il se coula de nouveau dans les hautes herbes et s’en retourna comme il était venu.

Les mains vides. »